Et tailler sa pierre

« Je me voyais déjà… », écrivait Charles Aznavour. En 1964, cette chanson scellera son destin de chanteur, lui que la critique traînait dans la boue.

Qui ne s’a jamais voulu réussir, faire carrière, être récompensé ?

Faire carrière constitue l’ADN de certains. Ce sont d’abord les ambitieux qui en rêvent. L’ambition se nourrit du désir d’acquisition ou d’obtention afin de satisfaire son amour-propre. Servir ses ambitions, lorsqu’on peut les assouvir, permet de goûter au pouvoir ou de recevoir des honneurs.

D’autres recherchent plutôt la stabilité. Pour eux faire carrière est un point d’ancrage dans la société. Dans le passé, on faisait plutôt carrière dans la même entreprise en gravissant pas à pas les échelons vers des postes de responsabilité.

Aujourd’hui, avec la mobilité et la crise économique, cela procède plutôt de l’exception. On fera plutôt carrière dans un secteur d’activité : la politique, l’assurance, la banque, l’aéronautique, la chimie ou l’export, sans rester fidèle à la même entité.

Le carriériste est souvent méprisé. Ses intérêts priment ceux des autres, il n’hésitera pas à utiliser ses collaborateurs en les exploitant. Parfois, il ne reculera devant aucun expédient, prêt à tous les sacrifices pour parvenir à ses fins. Ne dit-on pas que la fin justifie les moyens ? Notre ambitieux n’a-t-il pas faim d’arriver à ses fins ?

Pourtant, rien n’est jamais acquis. Les carrières se font et se défont. Face à l’adversité, le carriériste le plus opportuniste saura rebondir. Mais beaucoup risquent de sombrer. En proie à la dépression, ils se sentiront anéantis, s’apercevant sans doute de la vanité d’une course interminable qui les ont rendus fort minables dans le regard des autres. Ils auraient dû méditer la phrase de Montaigne : « Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul. »

Si faire carrière nous vient de l’italien « carriera » (chemin de chars), cela signifiait tenir la distance. Mais notre mot carrière a une seconde étymologie (de l’ancien français quarriere, issu du latin populaire quadraria). Il s’agit du « lieu où l’on taille les pierres » (quadratum saxum ou « rocher carré »). Entrer dans la carrière peut donc être entendu comme exercer un métier ou une charge, ou alors pénétrer dans un lieu pour en extraire les pierres.

Il peut nous arriver de changer de carrière. Là encore, le sens sera double. Lorsque la carrière est épuisée, on en exploite une autre ou l’on choisit une orientation professionnelle différente.

Les conversions de carrière sont actuellement plus fréquentes qu’on ne le croit. Est-ce le poids de la lassitude, d’une routine ou un manque de motivation ?

Lorsqu’on cherche un véritable sens à sa vie, la carrière dans laquelle on s’est engagé ne semble parfois plus propice à ses attentes. Un autre chemin devient alors incontournable. Un banquier se convertira en boulanger ; un militaire en chef de cuisine ; une responsable des ressources humaines en ferronnière d’art.

Dans un monde en mutation constante, ne soyons pas étonnés de ces changements radicaux de vie. Ne sommes-nous pas sur cette Terre pour tailler avant tout notre pierre ?