Vers la perte Conscience

Berthold Brecht

« Lorsqu’ils sont venus arrêter les socialistes, je n’ai rien dit car je n’étais pas socialiste.

Je les ai vu arrêter les communistes, je n’ai pas élevé la voix, je n’étais pas communiste.
Quand ils ont décidé de rafler les Juifs, je n’ai pas protesté, je n’étais pas juif.
Et le jour où ils sont venus m’emmener, plus personne n’était là pour protester. »

Si je relate cette histoire, c’est que je ne comprends plus certains de mes contemporains.

La presse a publié un article sur les suites de l’interpellation des lycéens de Mantes-la-Jolie :

« Un juge d’instruction va enquêter sur des accusations de “ torture par personne dépositaire de l’autorité publique ” sur des jeunes interpellés et qui avaient été forcés de s’agenouiller devant les policiers, à Mantes-la-Jolie (Yvelines) en décembre 2018. »

Ma position n’est de défendre ni les jeunes ni la police, ne connaissant pas des faits par le détail. Nous devons néanmoins replacer l’affaire dans le contexte de la crise des Gilets Jaunes. Là encore, je risque de soulever les critiques des uns ou des autres. Mais, si crise il y a, c’est que notre société souffre. Il faut être aveugle pour ne pas s’en rendre compte ou de très mauvaise foi.

Abreuvés par les informations des grands médias, beaucoup semblent avoir perdu toute logique de réflexion ou, cela est plus grave encore, tout sentiment compatissant avec des jugements à l’emporte-pièce. Cela ne sert à rien de se moquer de la dérive dans d’autres pays, quand chez nous nous laissons inconsciemment ou lâchement se développer des idées ou des actes liberticides. J’entends par liberticide tant l’acceptation, la soumission aux directives contestables d’un État que les comportements irresponsables de quelques-uns qui poussent les gouvernements à priver le peuple de plus de liberté. Le terrorisme qu’il soit physique ou intellectuel participe à cette privation.

La montée du nazisme s’est construite sur ruines de la Grande Guerre et de ses séquelles comme les rancœurs de la défaite de 1918, les humiliations des réparations infligées, la crise économique de 1929, la misère et l’inflation. Le tout étant soutenu et financé par des groupes d’intérêts, des bailleurs de fonds et des industriels. On connait la suite.

Aujourd’hui, l’intolérance, l’autoritarisme et la dictature portent un masque, celui de la respectabilité, de l’argent, de la possession. On nous confine dans un confort matériel quand on peut se l’offrir ; pour les autres, il reste la frustration.  De la frustration naît la colère, et de la colère la violence.

S’étant malheureusement illustrée par son syndicat avec un mur des cons, repris par la presse, la magistrature est constamment mise en cause pour son laxisme, stigmatisé par les uns, ou son parti pris, dénoncé par les autres. Avoir affaire à la justice est toujours une épreuve, quelle que soit sa conscience. Toute une vie est déballée dans un prétoire, et les débats contradictoires parfois virulents doivent permettre au juge de trancher un litige. Une décision, quelle qu’elle soit, repose sur le droit et l’intime conviction d’un magistrat.

Qu’un juge enquête sur la possible utilisation de la torture par personne dépositaire de l’autorité publique peut en déranger certains. Est-ce le terme de torture ?

La torture peut tout autant être physique que psychologique. On se référera au Liban ou à la Syrie comme à la Résistance. Ayant connu l’un des derniers survivants du Groupe Manouchian, je peux vous dire que, lors de nos échanges, je lui ai avoué qu’il m’était impossible de savoir comment j’aurais agi pendant la guerre, après avoir été arrêté. La torture peut être très sophistiquée, ne nous y trompons pas.

Que l’événement en cause oppose policiers et lycéens soulève une autre forme d’indignation. Les uns refusent de critiquer l’autorité ; d’autres s’insurgent contre le traitement infligé à des adolescents. Certes, la permissivité héritée de mai 68 a brisé des tabous, développé l’irrespect envers de corps enseignant ou le pouvoir en général et les réformes successives des différents ministres de l’Éducation Nationale n’ont pas répondu au malaise ambiant. Mais cela ne justifie pas certaines postures.

Quand mes contemporains s’érigent en moralisateurs doctrinaires, quelle que soit leur opinion, je crains que l’intoxication mentale soit plus dangereuse que les virus.

N’oubliions pas ce Berthold Brecht écrivait : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. »