Tout ce que vous avez dit sera retourné contre vous

Internet a ouvert les vannes de la communication, affranchi les distances, créé une nouvelle économie. Du réel, nous avons plongé dans le virtuel parfois avec délectation. Nous avons abandonné le tangible pour l’impalpable, nous sommes entrés dans un monde d’illusions.

Derrière leurs écrans, les quelques-uns se cachent comme l’arbalétrier du Moyen-âge à l’affût. Décochant leur carreau de fiel, ils assassinent une cible choisie, anonyme ou célèbre. Du harcèlement à l’injure ou inversement, les victimes succombent soit à la culpabilisation, soit à l’autoflagellation.

Tout ce que vous avez dit ou écrit reste dans la toile d’araignée du Web, une aubaine pour les détracteurs ou les détraqués d’aller remuer la fange pour en extraire un mot, une phrase, une déclaration.

Les plus pervers iront jusqu’à décrypter vos pensées, interprétant par le menu ce que vous aviez dit, ou voulu dire, ou vous n’avez pas dit. Ils s’ingénieront à fouiner, fouiller, extrapoler afin de jeter en pâture sur les réseaux sociaux la révélation malencontreuse de votre incurie, de votre phobie, réelle ou imaginée.

« Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. » disait Umberto Eco des trolls sur les réseaux sociaux.

Dans notre société, l’intolérance devient intolérable. Marquer ostensiblement les différences, revient à opposer les hommes entre eux. Nous ne vivons pas dans un monde empathique, loin de là. Qu’il est confortable de juger, bien confortablement assis, celui qui a dit ceci, celui qui a fait cela. Qu’il est facile de s’abriter derrière le politiquement correct au lieu d’affronter la réalité de la vie, la misère, la souffrance et la mort que d’autres côtoient quotidiennement, éboueurs de la dégénérescence d’une société dans laquelle on veut tout mais à laquelle on ne donne rien.

La différence ne sera jamais un alibi, tant qu’on la porte comme un fardeau. Celui qui vous insulte, s’insulte lui-même. Il projette sur vous son mal-être, ses échecs et son malheur. Notre différence ne doit pas être un outil de domination. Nous ne sommes pas ni inférieur ni supérieur aux autres humains, ni à aucune créature vivante, ni à aucun végétal. Le respect est à double sens. On ne peut l’exiger des uns et le refuser à d’autres. La société moderne vit dans le paradoxe de la confusion. Toute vérité n’est pas bonne à dire, car la vérité peut blesser. Il devient nécessaire de s’autocensurer en jouant de l’hypocrisie afin de continuer à être accepté. Chaque propos doit être savamment pesé, en évitant tout élément allusif, sujet à polémique.

Celui qui ne dit rien ne sera pas inquiété. Au pire, il passera pour un complice par son silence. Quelle est la meilleure posture ?

« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. » C’est ainsi que Jésus prit la défense de la femme adultère contre les intégristes de son temps. Il consentait à recevoir le châtiment de la main de celui qui se considérait le plus pur. Personne n’eut le courage de lui lancer cette pierre, car personne ne s’estimait exempt de toute faute.

Nous vivons tous avec des blessures, des regrets ou des erreurs. En les reconnaissant, nous avons fait la paix avec nous-mêmes. Mais avons-nous besoin de nous justifier pour chacune de nos paroles qui n’auraient pas plu à certains, en nous mortifiant, confondu en excuses ? Ces mea-culpa, lorsqu’ils deviennent médiatiques, nous renvoient une image immonde de notre société où la lapidation morale devient la délectation des idiots anonymes.

 « Cependant, entre parler avec franchise et dire la vérité il y a un monde – comme la distance entre la proue et la poupe d’un bateau. La franchise apparaît d’abord, la vérité vient en dernier. » selon Haruki Marakumi [La course au mouton sauvage].

Si nous pouvons encore penser librement, peut-on s’exprimer avec cette même latitude sans heurter les susceptibilités de ceux qui nous écoutent ?

Là est la question.